mercredi 5 mars 2014

L'HORLOPHAGE

Jean-Octave de K.. bouffait des montres,
depuis son plus jeune âge...
Il gobait des montres bracelets avec délice, assaisonnées d’ un filet
d’huile d’olive, après s’être débarrassé des bracelets, jugés indigestes.
Il préférait d'ailleurs les montres féminines, plus faciles à ingurgiter.
Il redoutait toutefois les adjonctions de pierres précieuses, car
elles grattaient sa gorge au passage.
Il n’appréciait pas les montres digitales.
L’excès de composants électroniques lui donnait quelques aigreurs.

Après digestion, les montres s’écoulaient par les voies naturelles,
sous forme de montres molles, comme Dali aimait les peindre.
Sa famille, aristocratique, conservatrice et tolérante, ne s'offusquait
pas de la pratique de son rejeton, pour le moins originale.
D'ailleurs, les ancêtres, vaguement Magyars, peut-être un peu
vampires, étaient connus pour empaler les gens au hasard, en guise
de divertissement, entre deux guerres.
Horlophage, c’était quand-même plus respectable.

Mais le temps passait et les moeurs évoluaient.
Le clan familial trouvait que cette addiction faisait un peu désordre,
et le désordre, il n'aimait pas !
Alors, on consulta.
On emmena l'ado vers toutes sortes de psys et d'experts en comportements déviants.
Il fallait aussi étudier les conséquences sur le plan nutritionnel.

Ceux-ci conclurent qu'il ne fallait pas s'inquiéter.
Que cette addiction était moins dangereuses que bien d'autres, à la mode,
que c'était plutôt marrant et que, sans doute, ça passerait tout seul…
Et puis, comme il semblait bien apprécier et parfaitement digérer,
il n’était pas nécessaire de le contrarier.

Seulement voilà, le cheptel montres de la région avait considérablement diminué.
Les plaintes pour pertes ou vols étaient si nombreuses qu'elles devenaient dangereuses.
Pour nourrir la boulimie grandissante de Jean-Octave, que les montres publicitaires
ne suffisaient plus à satisfaire il avait bien fallu recourir à l'achat de stocks
bas de gamme auprès d'importateurs chinois.
D’autant plus que les montres promotionnelles se payaient par des achats inconsidérés
dans de multiples catalogues.
Mais Jean-Octave n’aimait pas les montres bas-de-gammes :
Elles étaient pour lui, dures et sans goût.

Gros avantage: Il n'y a pas de dates de péremption !
Gros inconvénient: Il arrivait que certaines de ces montres avalées se mettent à
sonner, chanter ou encore à claironner l'heure d'une voix de coq robotisé.
Il fallait que quelqu'un de la famille se dévoue pour accompagner Jean-Octave
dans sa vie sociale pour couvrir la voix de la montre programmée,
jusqu'à son élimination naturelle.

Pire, la prolifération récente des montres "connectées" devenait une
menace redoutable, car celles-ci ne se contentaient plus de réciter l'heure,
ou de chanter, mais dévoilaient des conversations privées inavouables !
Ne sachant à quoi elles étaient connectées, elles pouvaient aussi bien
bloquer une banque, que déclencher une alarme nucléaire ! L’horreur...
On s’affola.
Dans ce contexte dramatique, la famille pris une mesure palliative d’urgence:
On administra des doses massives de laxatifs, afin d’accélérer l’élimination
des coupables.
Cela marchait si bien que les montres allaient quasiment en direct du gosier
au pot, l’ estomac de Jean-Octave ayant depuis longtemps rendu l’àme, refusant
de “traiter” ce genre de bols.

Il arriva enfin ce qui devait arriver: Jean-Octave en mourut, accompagné d’un son
de clochettes puis d’une voix caverneuse sortie de ses entrailles, parfaitement
audible, qui répétait non-stop:   
piles faibles...piles faibles...piles faibles...

le conseil de famille se culpabilisant quelque peu, sans se l’avouer, devait
prendre une décision quant à l’inhumation du corps de ce pauvre Jean-Octave,
avec toutes ses sonnailles,
Il fallait bien se rendre à l’évidence: même débarrassé de toutes ses montres
et bien mort, Jean-Octave continuait de sonner, chanter et se connecter
n’importe où !
Sans doute quelque copié-collé spontané, d’un logiciel incontrôlable...

Le conseil familial évoqua à l’unanimité le vieux château ancestral, situé
sans doute quelque part dans les Carpates.
Il fallait confirmer son existence, son appartenance, le lieu exact et
entreprendre toutes sortes de démarches politico-administratives.

La première partie fut vite résolue grâce à Google et à quelques archives publiques
et familiales.
La seconde partie s’avérait tellement complexe, incertaine et même risquée qu’on
y renonça.
On décida que l’opération de transfert du corps serait plus faisable par la voix
clandestine.

Pour cela, on prit contact avec l’un des nombreux réseaux de passeurs
de clandestins de l’est, ayant pignon sur rue et, effectivement, tout se passa
à merveille, moyennant une substantielle contribution financière.
Entre temps, Jean-Octave avait été stocké dans la cave, dans son cercueil,
sous un tas de vieux matelas bien épais.
En quelques jours, Jean-Octave franchit les frontières à la barbe des douaniers
et autres autorités.
Il se retrouva confortablement installé dans la pièce la plus haute du vieux donjon
sinistre, abandonné, encore solide et d’autant plus isolé que l’endroit inspirait
encore une certaine frayeur.

Une prière collective, quelques larmes et signes de croix et la famille s’empressa
de quitter vivement les lieux et de rentrer à Paris.
Ouf !...

L’horlophage fut vite oublié.
Voire !
Parce que ces insatiables Tours-Opérateurs mondiaux, ayant eu vent du mystère
 du  “donjon qui parlait” investirent les lieux, le château, la forêt.
Ils exhumères et enjolivèrent la légende.
On aménagea les lieux. Un parc auto remplaça une portion de forêt.
Les marchands du Temple s’installèrent.
On fabriqua, des vampires en sucre.
Les rares paysans locaux s’enrichirent.

Dans la nuit profonde, les touristes du monde entier, venus tout exprès,
pouvaient entendre une voix d’outre-tombe qui clamait sur un ton rigolard :
Pauv'cons... pauv’cons...

...Et souvent, ils égaraient leurs montres !... Bizarre...!




Aucun commentaire: