lundi 31 mai 2010

Mémoire et souvenirs

Réflexions sur l'imagerie mentale

Quand je regarde cette photo, ressortie par hasard, c’est tout un pan de mon existence qui scintille sur l’écran de ma mémoire.


Cette scène, vieille de quelques 70 ans, a été prise lors d’un camping familial dans les landes. Parcourant les images réveillées avec ma souris mentale, je revois d’autres scènes anciennes pareillement mémorisées :
Me voici faisant le mariole, en équilibre sur le bord d’une barque pour épater “la petite Hélène” et, bien sûr, chutant dans la flotte. (je ne savais pas encore nager....). Et puis cette autre : perché dans un arbre pour échapper à un taureau malveillant qui n’appréciait pas du tout mon joli petit maillot de bain rouge vif. (ma mère ne connaissait pas encore le principe de précaution...). D’autres encore, plus anciennes : me voici hurlant de terreur, assis sur mon pot, sur la plage, au bord d’un lac, parce que je voyais le mythique chapeau marron de mon père, habituellement soutenu par ses oreilles, qui flottait au fil de l’eau sans son propriétaire.
La mémoire... saura t’on jamais qu’elle est sa nature ? Et pourquoi conserve-t-elle des clichés aussi anciens, alors qu’elle refuse de me rappeler le titre et l’acteur d’un très bon film vu trois jours auparavant ?
Ce ne sont pas les fichiers qui s’effacent, mais la faculté de “graver” qui s’estompe avec le temps, à l’inverse de nos modernes mémoires matérielles ou électroniques.

Revenons à notre photo. Mes parents m’avais laissé la garde de notre cheptel canin, pour je ne sais quelle raison.
Il y avait YOUKI, la mère, de race Chin d’origine japonaise, toute pleine de pedigrees, qui se tenait toujours éloignée de sa progéniture, dont apparemment elle avait honte. Je n’ai pas connu son père. Sans doute un étalon mercenaire dopé, qui d’un coup, d’un seul, engrossa notre virginale Youki et lui fit - chose rare - quatre rejetons !
D’abord ARKIO - le Mec - Super costaud, brave gars, sans états d’âme, aimé de tous. Peut-être pas tout-a-fait conforme aux normes de sa race. Mais bon.
Son frère CHITO, malingre, haut sur pattes, fragile, un peu hystéro, toujours en transe quand un klakson résonnait trop près de son oreille... c’est-à-dire souvent à cette époque !
Côté filles, YEMINE, la brave bonne femme, un peu trapue, avec sa mouche sur la joue. Un côté mame Michu, gentille et placide.
Enfin, KIMI, la princesse blanche, pure race, au port altier, à la fourrure soyeuse.
Un peu chichiteuse, un peu garce aussi, mais tellement belle !
Toute cette petite famille des temps heureux disparu pendant “la drôle de guerre”.
Je ne sais à qui elle avait été confiée...peut-être dispersée, alors que ma mère et moi-même partimes pour Cauterêt. Sans doute sont-ils morts de faim et de manque d’amour.
Tout ce que je relate ici, c’est comme si ces bestioles étaient là, auprès de moi. Je les vois comme il y a 70 ans ! Je les reconnais immédiatement, avec une précision étonnante.
Pourtant, je n’ai aucun souvenir de cette scène de la photo, dont je ne pourrais même pas identifier le lieu, ni le photographe !... Je n’ai donc aucunement enregistré ce moment dans ma mémoire. En revanche, c’est bien la photo que j’ai mémorisée, l’ayant revue plusieurs fois au cours des années passées...
La mémorisation des trois autres micro-épisodes que j’ai relaté auparavant est totalement dissemblable : aucune photo n’en a conservé le souvenir. Ce sont donc deux petites vidéos virtuelles que ma mémoire a façonnée et conservée.
Peut-être ces images s’éloignent-elles un peu de la “vraie” vérité ? Probable, mais le cerveau doit certainement combler les pixels manquants, tellement ces images sont vivaces : le large plat-bord bleu délavé de la lourde barque landaise et le nuage de sangsues noires ondulant sous la surface de l’eau, l’eau sombre et triste de ce lac des Settons, mon petit maillot rouge et mon chapeau de paille obligatoire, ça ne s’invente pas !
La photo a définitivement perturbé le concept de la mémoire.



Mystère de l’oeil virtuel

Étrange...
Toutes ces images, ces petites films du souvenir, les images des rêves et aussi celles de la rêverie que l’on élabore soi-même, toutes ces images que l’on voit... Comment peut-on les VOIR ?
Elles ne doivent pourtant pas exister, mais elles sont restituées ou construites sur ordre. C’est de la vidéo à-la-demande !
Il n’y a pas d’écran 3D dans le cerveau !
Alors, par quel processus peut-on réellement voir ces images ?

On peut même dire qu’elles sont doublement virtuelles : leur création provient d’une activité neuronique de mieux en mieux déchiffrée, mais leur vision, comment l’expliquer ?... ou est-il cet œil virtuel ?
Les images sont omniprésentes dans notre vie quotidienne.
Le seul fait de penser :”demain, je fais du tennis”, et l’image du court apparaît et on se voit lançant la petite balle jaune !
Et que dire du rôle de l’image dans l’élaboration du moindre projet créatif ?

Le projet n’est jamais une création spontanée, mais une succession d’avancées, ponctuées d’images successives, pour aboutir à une image ultime : on "voit" son projet en action.
J’ai connu des “décideurs” qui ne prenaient de décisions que lorsque leur vision mythique du projet leur apparaissait.
Cette attitude peu rationnelle est variable selon les individus, mais quand le mythe est formé, ils bousculent le monde pour que le projet soit conforme à la vision qu’ils ont construite et vue. et qui, d’ailleurs ne correspond pas toujours au projet proposé !
C’est particulièrement jouissant d’observer un de ces décideurs, le regard sur son écran interne, s’excitant à vous “vendre” un projet que vous lui avec proposé !...

Que dire également des sons, et en particulier de la musique ?
J’ai joué du piano. Souvenirs horribles... ma mère hyper énervée par ma mauvaise volonté évidente me donnait un coup de griffe sur la cuisse à chaque mauvaise note.
Ça saignait.
Jusqu’au jour où j’ai eu l’idée géniale d’avouer que je détestais le piano, mais que si j’avais un violon... on verrait ce qu’on verrait !
On m’offrit un violon.
Par mesure d’économie, ce fut un violon allemand d’occasion dont le son était aussi lourd que sa caisse.
Dans le genre crin-crin ce ne fut pas mieux, mais au moins je sauvais mes cuisses d’une destruction certaine !

Pourtant, j’ai une passion (très sélective) pour la musique.
Il n’y a pas de jours sans que je ne siffle ou ne chante un air quelconque, issu de mon juke-box mémoriel.
Comme pour la vue, quel est l’instrument cérébral qui me permet d’entendre un air connu que je serais incapable de restituer d’une façon quelconque.
Comment puis-je “entendre” à “l’intérieur” la presque totalité de l’ouverture de Tannhauser et de larges séquences de Lohengrin, sans parler du Boléro de Ravel ou du concerto d’Aranjuez, ou encore de Nathalie de Bécaud. Plus difficile avec le Sacre du Printemps de Stravinski !
Et pas seulement une mélodie, mais comme si j’avais tout l’orchestre dans la caboche !... Fascinant...

Si la photo ou la vidéo participent à la mémorisation visuelle, l’enregistrement musical en est l’équivalent pour le son.
“Fantasia” le film de Disney pour le Sacre et l’un des films de Lelouch dont je ne me souviens plus du nom (tiens...tiens...) ont eu le même rôle que la photo des petits kleps de ma mère pour la gravure de ma mémoire.
Mais où est-il cet orchestre virtuel ?

Une différence apparait toutefois entre l’image et le son :
L’image est restituée par la mémoire sur commande.
Je pense à un évènement vécu et je peux sélectionner les images que je souhaite “voir”.
En revanche, j’ai beau évoquer tel ou tel morceau de musique, je ne puis a priori“entendre” cette musique, pourtant mémorisée, à moins qu’une seule note entendue ne fasse surgir l’ensemble !