dimanche 8 novembre 2009

Le Prêcheur de nulle part

dessin de Nicole de L.R.

... Il dit,
mais il disait n'importe quoi,
parce qu'il était distrait.
Par delà les corps accroupis
il avait remarqué un jeune plant vigoureux,
dont il aurait bien voulu se faire un bâton de marche.
Alors, le prêcheur se dirigea vers la forêt.

On était en Barbarie.
Le prêcheur était venu là, au hasard de sa marche errante
à travers ce monde sans fin.
Les gens étaient séduits
par l'étrange musique de sa parole
et la majesté de son visage,
mais ils ne comprenaient pas les mots,
le sens des mots.

Le prêcheur ne cherchait pas à les convaincre,
à les persuader de quoi que ce soit.
Il ne parlait pas la même langue qu'eux
et cela n'avait aucune importance.
Il s'assit sur une grosse souche
et se mit à tailler son bâton de marche.

Il s'adressa aux arbres.
Il s'adressa aux fleurs.
Il s'adressa à toutes les petites choses vivantes,
qui sont l'âme de la forêt.
Il s’adressa aux gens.
"Pourquoi tous ces braves gens m'écoutent-ils ainsi ?
Ma parole est obscure,
Leur pensée ne peut fonctionner aux choses que je dis
et pourtant, ils sont là, autour de moi,
buvant ma parole,
comme des bêtes assoiffées dans le torrent découvert.

Est-ce cela, la puissance du Verbe ?
Le Verbe existe-t-il ? Est-ce une énergie en soi ?
Comme un être vivant, hors de celui qui le crée ?
Jéricho, Jéricho !
La puissance du Verbe logeait-elle dans les trompes
qui abattirent tes murailles ?...”

Alors,
le prêcheur se leva et s'étira.
Le bâton était beau.
Le bois en était noble, noueux, nerveux, doré.
Le pommeau lisse, arrondi,
comme le genou d'une fille.
C'était une canne belle et solide pour la marche.

Les villageois étaient toujours là,
fesses au sol, jambes croisées, têtes baissées.
Un gros bébé tétait sa mère, le Verbe ne l'ayant atteint.
Quelques garçons et filles, intimidés, jouaient aux osselets
en étouffant leurs rires.
Chacun, pourtant, s'éveillait
et revenait à la réalité de l’instant,
au grain à battre,
au char à réparer.

Le prêcheur grimpa sur la croupe de son petit âne velu
et son regard erra, lentement, sur les têtes et les visages.
Alors, il essaya de nouveau
la puissance du Verbe.
Il dit ceci :
"Peuple d'exploités, réveillez-vous !
Vous répandez votre sueur sur cette terre.
Votre sang et vos larmes en sont l'engrais.
L'on vous arrache votre cœur.
L'on s'engraisse de votre chair
et l'on étouffe votre esprit..."
Tout cela était facile,
En d’autres temps, on dirait “C’est la langue de bois...”
Il ne cherchait ni les idées, ni les mots,
sa parole coulait comme la source du village.
"...et vous, peuple fier,vous tolérez cela ?..."

Les mots se pressaient sur ses lèvres,
sa voix devenait plus forte, plus cuivrée,
elle martelait les syllabes :
"Li-bé-ra-tion... révolte... lendemains qui chantent...
pionniers d'un monde meilleur.... "
Il dit cela,
et puis d'autres choses encore,
comme ça, sans y penser,
répétant ce qu'il avait déjà entendu, un jour, quelque part
et il parla longuement.

La peau de l'âne était chaude
et celui-ci parcourait l'assemblée à petits pas,
arrachant paisiblement,
deci, delà,
de jeunes pousses tendres et parfumées.
Le prêcheur se sentait gentiment bercé,
dans une douce torpeur,
une ouate moelleuse envahit sa pensée.
Ses mots résonnaient maintenant
comme autant de coup de gong :
"Égalité... justice... mort aux tyrans..."
Il s'efforça encore de prononcer quelques paroles,
mais le sommeil
l'avait paisiblement recouvert de son épais
et bienveillant manteau.

Le prêcheur sommeilla longtemps,
bercé par le petit âne poilu,
que tout cela ne concernait point.
La lueur d'une flamme
et son crépitement,
lui rendirent sa conscience.

Alors, il perçut une odeur âcre
et le dégoût fut dans l'air.
De hautes flammes se tordaient par dessus les maisons.
Elles ressemblaient à des danseuses arabes
au paroxysme de leurs rythmes.
Déjà un peu lasses,
elles se retournaient sur elles-mêmes
et puis, soudain, se dressaient,
jetant des lueurs fauves.

Des corps disloqués,
suspendus,
oscillaient dans la brise nocturne
et partout,
sur le sol,
dans les branches des arbres,
d'autres corps,
ouverts, déchirés, démantelés, torturés, brulés,
comme ces indéfinissables déchets que l'on rencontre
à marée basse,
sur les longues plages du Nord.

Là-bas, au loin, par delà les ruines,
des cris trouaient l'opacité gluante de la nuit.
Une aura étonnée,
imprégnant la désolation.

Le prêcheur se détourna,
une masse sur le cœur et retourna vers nulle part..
"Le Verbe est redoutable. C'est une fronde.
Il vole sur les esprits, s'amplifie, s'accélère,
pénètre les cerveaux, façonne la pensée,
à sa guise,
et pourtant......pourtant,
ces gens ne pouvaient comprendre
les mots que je leur disais......