mardi 28 octobre 2014

Un rêve brisé


1970 ?…peut-être.

Je suis au bord de la petite route.
Ma tronçonneuse à la main, j'élague quelques arbres débordants.

Un bruit de sabots.
Je vois arriver un étique cheval noir.
Il tire une roulotte de romanichels, bringuebalante,
verdâtre, qui avait dû revêtir cette non-couleur caca
des bureaux de poste des années 30.


Marchant devant, le patriarche, hirsute et moustachu.
A ses côtés, une jolie gamine genre gitane,
filasse et crasseuse à souhait. 
Ce n'était pas Esmeralda !
Elle guide le cheval.
Du Fellini pur jus !




Ce cortège d'un ailleurs obsolète
s'arrête devant moi.
Le patriarche hésite et s'approche lentement.
Poliment, un peu courbé, respectueusement,
il enlève son feutre informe et me salue.
Monsieur, dit-il avec quelque onction,
voulez-vous acheter ma roulotte ?

Je me dis : La roulotte, pourquoi faire ?
Et puis ça doit quand même être cher un truc comme ça.
Je m'ajoute:  la gamine, passée dans le lave-linge
et l'essoreuse serait une offre envisageable !
Bref !
Sympa, ce mec venu du pays des morts-vivants,
sans passer par la CGT.
Combien votre maison sur roulettes ?
10 francs, Monsieur.  (anciens, évidemment).
10 balles ? oui.

A ce prix-là, on peut marchander.
J'achète, mais à conditions que votre beau destrier la roule jusqu'au fond des bois.
Pas de soucis, dit-il avec d'autres mots.

Alors, nous partons.
Lâchement je n'avais pas dit au patriarche que l'expédition serai difficile et périlleuse.
Elle le fut !

Il avait neigé la veille et il subsistai des plaques blanches gelées sur la boue des chemins.
La gamine était pieds nus et s'en accommodait parfaitement.
Lui proposer des bottes aurait constitué une offense…et des oignons.
Elle guidait avec dextérité son cheval dans les passages étroits, entre les arbres et les rochers.
(Mes amis de St.Eloi apprécieront !)

Enfin, nous arrivâmes dans cette clairière ouverte,
dans la zone la plus lointaine et touffue de nos bois.
J' installai la verdine près d'une vieille baignoire de mon enfance, point d'eau
pour la faune sauvage.

Je rêvais.
Cette vieille roulotte, restaurée, repeinte.
Je m'y voyais: Un "espace" coucher, un "espace" observation, photo et chasse, avec lucarnes
de tir. un "espace" cocooning avec grand fauteuil et lecture… quelques bonnes fioles.
Et personne.
Et quelques chevreuils qui s'habitueraient à ma présence.
"La cabane au Canada", dans sa version la plus Gauloise !




Le rêve-cabane
Les années défilent, de plus en plus vite. (D'ailleurs pourquoi ?)
Pas tellement le temps de m'occuper de ma cabane, d'autant plus que je démarre un projet
similaire dans les rochers, une sorte de caverne, plus accessible, plus marrant, plus créatif !

Bref, j'ai un peu honte de l'écrire..
Mais ma cabane, je l'avais un peu oubliée.
Comme toutes les oeuvres humaines délaissées, elle s'avachit sur elle-même, perdant quelques planches, deci delà.
Restée vierge pour moi, elle avait quand-même beaucoup servi.

Le coup de grâce arriva quelques années plus tard, sous la forme d'une horde
de morveux-loubards qui délibérément  transformèrent la roulotte en allumettes.
Casser est certes plus amusant que les "games", mais il faut avoir le QI requis,
proche de zéro.

Voilà… comme on dit à la télé.
Le rêve était brisé.
De la roulotte, il ne restait qu'un solide châssis en fer, (norme SNCF),
avec ses roues sans pneus et son timon.
Les ronces s'élancèrent …

Et le patriarche revint :

Monsieur... je voudrais racheter la roulotte.
Mais mon pauvre ami, il n'en reste plus que le fer.
Peu importe, c'est le châssis que je voudrais récupérer.
Bon, d'accord !
Combien vous voulez ?
10 francs…toujours anciens…

Je n'ai pas assisté à l'enlèvement.
Je n'ai pas revu le canasson noir.
Je pense que la gamine a ramené toute seule ce squelette
de fer.