vendredi 12 septembre 2008

L'OISEAU DE BOIS




Osso Bucco posa sa mini-perceuse, repoussa les autres outils d'un revers de la main, prit délicatement la maquette et l'éleva au- dessus de sa tête.
Son visage exprima une grande satisfaction.
Un large sourire fendit sa bouche de grenouille d'une oreille à l'autre.
Osso Bucco - mais pourquoi diable l'avait-on surnommé ainsi ? reposa sa maquette sur sa table de bricolage, s'étira, fit craquer les jointures de ses doigts boudinés et s'en alla regarder par la fenêtre de cette mansarde dans laquelle il abritait une solitude farouche.
Par cette fenêtre la vue plongeait sur toute l'étendue de l'immense Place du 17 Mai.

Sur une estrade monumentale, construite comme une proue de vaisseau, le Grand Caput envoûtait la foule immense de sa voix rauque, martelant ses évidences comme des coups de gong sur un tambour de cuivre. A chaque pose du Caput, ces milliers de gens hurlaient leur joie et leur ferveur dans un seul souffle, une seule rumeur. Cela partait d'un point quelconque de la foule et s'amplifiait en cercles concentriques.
C'était terrifiant.


Osso Bucco, contempla longuement le spectacle, haussa les épaules, revint vers sa table de travail, simple planche posée sur des tréteaux, demeurant songeur devant sa belle maquette enfin achevée.

C'était un très bel oiseau.
Il figurait une sorte de grand albatros, cet oiseau au long cours, capable de planer dans le vent sur des distances considérables.
Il était entièrement construit en petites lattes de balsa collées sur champs en suivant les contours de plusieurs gabarits de bois et de carton.
Cette technique qu' Osso Bucco avait mise au point et perfectionnée, lui permettait de créer des formes arrondies complexes, grâce auxquelles son albatros était saisissant de réalisme et d'élégance, tout en demeurant d'une surprenante légèreté.

La foule s'était tue.
la voix du Caput brisa le silence.
Il prononça quelques mot saccadés, ponctués par le battement rythmé des tambours de sa garde.
L'écho répéta, de façade en façade.
Alors, la foule rugit. Ce fut comme une vague qui grossit, s'enfle, venant d'au-delà de l'océan visible, explosant enfin sur les rochers du rivage pour s'achever en une grondement sourd qui ne finit pas de mourir, jusqu'à l'arrivée de la vague suivante.



Pour parachever l'aspect vivant de son oeuvre, le garçon avait revêtu toute la surface de l'oiseau de plumes de pigeons soigneusement collées - pigeons qui provenaient des gouttières avoisinantes, captés par quelque piège astucieux.
Il avait fixé un vrai bec, ramassé sur une plage, qu'il avait renforcé en le bourrant de résine époxy et il avait acheté des yeux en verre chez un taxidermiste de ses amis.
Mais le plus ingénieux était sans conteste le mécanisme patiemment mis au point par le gamin pour faire voler son oiseau de bois.
S'il s'était inspiré des formes de l' albatros, c'était précisément en raison de sa remarquable aptitude à planer.
Il avait ainsi réalisé un planeur.

Mais pour augmenter son rayon d'action et ses possibilités d'évolution, il avait imaginé deux systèmes : tout d'abord Osso Bucco avait articulé les ailes, qui pouvaient ainsi se déployer pour le vol plané ou se replier à moitié pour le vol propulsé. Ce mouvement étant commandé par un jeu de tringles reliées à la radio-commande.
Ensuite, grâce à ses bonnes connaissances en chimie, il avait réalisé une petite fusée, dissimulée dans le corps de l'oiseau, qui devait lui permettre des accélérations foudroyantes, avec les ailes repliées, ou de prendre de la hauteur à la recherche d'un courant ascendant pour retrouver de meilleures possibilités de vol plané.

A l'extèrieur, la voix du Caput, magnifiée par des centaines d'amplificateurs, répercutée par tous les angles de pierre de cette vaste place historique, était devenue irréelle, quasi divine.
Le martelement des syllabes frappait au coeur, noyait les cerveaux, anhihilait les volontés, brisait les consciences.


Osso Bucco trépignait d'impatience d'expérimenter son engin, mais il éprouvait tout de même une certaine angoisse à l'idée que son bel oiseau de bois, de plumes, de résine, de fils et de tiges, pouvait tout simplement se désintégrer sur le pavé de la place, avant même de prendre son vol... et puis, il y avait toute cette foule, qui remplissait la place et les rues convergentes..
"une marée noire", pensait-il, et il cracha par la fenêtre.

Osso Bucco avait toujours détesté la foule. Même avec ses copains de classe il se montrait réservé, ce qui le faisait quelque peu exclure des groupes de camarades qui se formaient spontanément, par simple affinité ou bien autour de quelque activité collective culturelle ou sportive, patronnée par le Pouvoir..

Bien entendu, il avait refusé de faire partie des Jeunes Pionniers, ce qui lui valut la mention "tendances asociale - à surveiller" dans son carnet d’évaluation.
Il ne s'en souciait d'ailleurs pas le moins du monde !
Se suffisant parfaitement à lui-même, débordant d'activité, animé par une imagination et une curiosité assez exceptionnelles.
Soit qu' il étudie, soit qu'il bricole ou rêvasse à quelque nouvelle invention, Osso Bucco passait le plus clair de son temps entre les quatre murs biscornus de sa mansarde, ancienne chambre de "bonne", du temps ou celles-ci existaient encore.
Trapu, courtaud, bas sur pattes, la tête trop grosse pour son corps, somme toute franchement laid, le garçon se faisait surtout remarquer par des yeux extraordinairement grands, d'un noir profond, d'une fixité inquiétante.
C'était vraiment un étrange petit garçon...

Le roulement des tambours reprit.
D'abord en sourdine, rythmant l'atmosphère, créant une ambiance martiale, puis les battements se firent plus nerveux, plus rapides, plus forts, entraînant le peuple jusqu'au paroxysme de l'éxaltation, relayés par une puissante sonnerie de cuivres sur un accord unique.
Puis, le silence et la voix du Grand Caput creva ce silence.
Elle entamait sa quatrième heure...


Osso Bucco était au supplice. Il savait très bien que ce n'était pas le jour rêvé pour ce premier vol. Mais y avait-il un jour rêvé, alors que le fait de faire voler cet engin était certainement interdit par toutes sortes de lois et de réglements ?
Pire: toutes les heures solitaires qu'il avait consacrées à l'élaboration et à la construction de son oiseau, ne pouvaient qu'être qualifiées d'anti-sociales et de ce fait étaient répréhensibles.
Alors... pourquoi pas aujourd'hui ?

Pourquoi pas! Il rigola un bon coup car il savait très bien qu'il ne s'était nullement posé la question et que le risque encouru ne faisait que donner un peu plus de piment à l'affaire !
Osso Bucco passa la sangle de son boîtier de télécommande autour de son cou, saisit son bel oiseau de bois et de plumes de la main droite et s’approcha de la fenêtre ouverte.
Il regarda la place, la foule, l'estrade décorée d'or et de rouge, la garde armée, les tambours et les trompettes et il scruta avec soin les immeubles voisins: les fenêtres et les balcons, aussi peuplés que la place elle-même.
Tous les regards étant hypnotisés par le Caput, le garçon n'hésita plus.
Il lâcha l'oiseau...

Le bel albatros piqua vers le sol et prenant de la vitesse se redressa à l'horizontale. Le garçon manoeuvra les manettes de son boîtier et il constata que la maquette répondait parfaitement à toutes les sollicitations.
Alors, il commanda la mise en marche de la petite fusée et replia les ailes à moitié, ceci afin de ne pas risquer d'évoluer trop près de la foule.
L'oiseau escalada le ciel et le garçon le stabilisa sur un nouveau palier, passant au vol plané.

Il était vraiment merveilleux, son oiseau !
il paraissait aussi vrai, aussi vivant que les nombreux corbeaux qui volaient sur ce même niveau.

Là-bas, tout en bas, le Grand Caput gesticulait, éructait sa haine, l'insufflait dans le coeur de tous ces primates conditionnés.
Des enfants, qui s'impatientaient et cherchaient désespérément un nouveau sujet de distraction, avaient tout de suite repéré l'étrange oiseau. De la fenêtre de la mansarde, on distinguait très bien toutes ces petites têtes cassées en arrière, comme autant de points roses dans cette mer ondulante et sombre.
Certains, voulant résolument communiquer leur découverte, tiraient sur la veste de leur père et pointaient leurs petits doigts vers le ciel.


Osso Bucco jouissait.
Prenant de l'assurance et développant sa dextérité, il faisait évoluer l'oiseau de toutes les manières possibles : alternant piqués, remontées spectaculaires, loopings, descentes en spirales, etc...
Malgrè tout, le jeu commençait à devenir monotone.
Osso Bucco fit descendre l'oiseau et "négocia" un beau vol plané à quelques mètres au-dessus de la foule, parcourant toute la place en un large cercle qui se termina par une remontée en chandelle vers des altitudes plus sûres.

Les points roses des têtes dressées vers le ciel, se firent de plus en plus nombreuses et le mouvement se communiqua bientôt à la presque totalité de l'assistance, laquelle commençait à étre lasse d' écouter debout, la sainte parole du Caput vénéré.

De profondes ondes de mouvement parcouraient la foule.
Les gardes, comprenant qu'il se passait quelque chose, devenaient nerveux.
Seul, le Grand Caput poursuivait le cours inflexible de son discours-fleuve.

Osso Bucco s'amusait follement.
Négligeant toute prudence, il recommença son magnifique piqué vers la foule, frôlant les têtes.

Des milliers de voix firent "Oh!" sur un ton joyeux, ce qui arrêta net la voix du dictateur. Mais au moment ou l'oiseau amorçait sa remontée vers le ciel, l'un des gardes, perdant son sang-froid vida le chargeur de sa mitaillette dans le ciel et bien évidemment manqua l'oiseau.
La foule hurla de joie.


Osso Bucco eut très peur pour son bel oiseau.
Il en voulut de cette peur à tous ces gens, ces soldats, ce pantin barbu, gueulard à casquette plate.
Une bouffée de haine ...
Il se pencha sur le rebord de la fenêtre, ses doigts se crispèrent sur son boîtier, son regard se fit plus dur.
Il manipula les manettes avec précision. L'oiseau, poussé par sa fusée, grimpa encore plus haut dans le ciel et redescendit en vol plané, dessinant une étroite spirale vers le centre de la place.

Toutes les regards étaient maintenant dirigés vers l’oiseau.
Le Caput lui-même regardait l'étrange volatile, et se penchant vers la batterie de micros, il dit que ce bel oiseau venu du ciel était sans doute un signe, un message divin, une approbation, un encouragement à poursuivre la lutte...

La foule grondait, ne l'écoutait plus. Il la sentait hostile.
Alors, il demeura muet. Il ne comprenait pas.
Il leva les yeux vers l'oiseau qui s'approchait, mais il n'eut pas le temps de comprendre...
Le bec le frappa à la tempe.
Cela fit le bruit d'une noix de coco qui éclate sous le marteau, capté par les dizaines de micros, amplifié par les centaines de hauts-parleurs, transmis par toutes les radios et télévisions sur toute la surface du monde...

J'avais oublié de dire qu' Osso Bucco était un très méchant garnement...