samedi 2 janvier 2010

CHAT PERCHÉ


Au début, il y eut Pauline.
Ensuite, lorsqu'ils commencèrent à diverger, leur couple devint Paul-line
et maintenant il y a Paul et Line.

Tout avait pourtant bien commencé pour eux.
Ils se sont rencontrés à la Fac. Leurs regards se sont croisés, fixés et ils se sont souri. Ils se sont revus, par hasard, d'abord, puis en aidant un peu le hasard.
Ils se sont vus de plus en plus souvent. Le plus souvent possible.
Ils se sont trouvé des tas de points communs, de goûts communs.
Ils étaient heureux d'être ensemble.
Ils ont dansé, rigolé, étudié, fait du jogging matinal et communié dans le rock.

Puis, ils se sont aimés, tout naturellement, dans la douceur d'un soir d'été. Ce n'était pas la première fois, ni pour l'un, ni pour l'autre, mais c'était beaucoup mieux qu'auparavant.

Ils ont formé un couple. "On se mariera plus tard - on n'est pas pressé - on s'aime..." disaient-ils, comme tant d'autres...
Ils ont réussi leurs examens, terminé leurs études et ils se sont installés dans un petit appartement coquet, hérité d'une grand'mère, rangée fort correctement dans un hospice de vieillard pour la circonstance.
Ils meublèrent leur deux-pièces-cuisine avec quelques résidus des greniers familiaux, complétés par du scandinave à crédit.
Paul avait trouvé un emploi modeste, mais apparemment tranquille et stable.
Line, après quelques expériences professionnelles médiocres avait renoncé à chercher un nouvel emploi.
Après tout, le salaire de Paul était honnête et Line aimait bien s'occuper de son foyer et même ne rien faire de précis, ni de très contraignant. Cela ne signifiait nullement qu'elle fut inactive ou paresseuse. C'était comme ça, dans sa nature...

Le bébé, plus ou moins désiré, arriva et Line se trouva ainsi bien suffisamment occupée. Il y avait aussi Gris-Gris, le chat gris, leur premier chat, qui avait tenu lieu de bébé en attendant la venue du vrai.
Bref, un couple gentil, banal, dans une bonne petite vie modeste, sans ambitions, sans états d’ âme, sans convictions politiques ou religieuses, ni soucis particuliers.
Un petit ménage prototype “péri-urbain”, comme disent nos technocrates, avec son égoïsme et sa vanité petit-bourgeoise, sa “sensibilité” vaguement à gauche et par conséquent sa bonne conscience “politiquement correcte”. Un peu écolo, mais pas trop et bien sûr, sa sacro-sainte Télé.
L'univers tout entier tenait dans le cercle restreint de quelques collègues de bureau et de quelques amis, du genre jeune-ménage-formica.
Leurs amis disaient : "ce week-end, on sort avec Pauline..."
Ils avaient pris l'habitude d'unifier leurs deux prénoms, tant ils semblaient indissociables.
Leur vie se déroulait dans un train-train quotidien, ponctué de mini-misères, de joies relatives. Boulot, dodo, vacances au Club Adriatic, week-ends, ponts...

Des années passèrent.
Gris-Gris était mort d'une overdose de mou.
Après avoir un peu pleuré, ils le remplacèrent par un magnifique matou anthracite, prénommé Archibald, dit Archie dans l'intimité.
Le gosse avait poussé comme une asperge. Trop maigre, trop grand, trop blond et filasse, dégingandé, un peu mou, indifférent, égoïste et flemmard, comme beaucoup de gosses d'aujourd'hui : Un spécimen assez conforme d'"ado-basket"!
Il passait le plus clair de son temps avec les inévitables copains ou bien chez une gamine de quatorze ans, précoce, effrontée, qui n'en avait fait qu'une bouchée, au prix peu élevé de sa vertu.

Il s'était assez vite détaché de ses parents, ayant en poche un vague brevet de technicien et une petite moto bruyante et japonaise avec laquelle il trimbalait sa gamine, subjuguée par les pétarades odoriférantes ... vroum... vroum...
Ils étaient les motards de l'espace, parcourant la galaxie, à la recherche des androïdes extra-terrestres !
D'ailleurs, l'amour parental s'était considérablement émoussé et Paul, aussi bien que Line, devaient bien admettre dans leur fort intérieur, que Jean-Jérôme - Jéjé - n'était ni une lumière, ni un bourreau de travail, ni un garçon très intéressant.
Jéjé avait au moins un grand mérite : il avait poussé tout seul, sans donner de soucis particuliers à ses parents, étant calme et relativement honnête. Sa gamine le tenait fermement au niveau du bas-ventre et cela était un gage de stabilité.
C'était très bien comme cela.

La vie suivait son cours...
J'avais oublié de préciser que Paul et Line s'étaient mariés.
C'était une chouette journée. Line, en tailleur blanc, très émue. Tous les copains étaient là. On a beaucoup bu, beaucoup dansé, beaucoup rigolé, beaucoup chanté, beaucoup transpiré.
Le soleil de printemps était de la fête. Seul, Jéjé a cru bon de perturber l'ambiance en vomissant un peu partout dans la belle salle pour Noces et Banquets du premier étage de la brasserie. Dame ! Ce n'était pas tous les jours qu'on assistait au mariage de ses parents et le prétexte lui paraissait suffisant pour prendre "la cuite de sa vie"!
De retour dans l'appart, Paul et Line voulurent faire l'amour.
Le soir des noces, ça allait de soi ! Mais ils avaient trop mangé, trop bu, trop dansé et après quelques tentatives infructueuses, y renoncèrent.
D'ailleurs, Line avait horriblement mal aux pieds. Chacun sait que cet état est, chez la femme, l'antidote de l'amour charnel. Et puis, noce ou pas, ce n'était plus le coup de foudre !
"Archie", quant à lui, avait décidé de miauler une bonne partie de la nuit, comme ça, sans raison apparente... ce qui ne créait pas le climat propice aux ébats conjugaux.
Bref, ils s'endormirent...

Les rapports intimes entre Paul et Line s'étaient modifiés insensiblement au fil des années. Paul n'était pas de l'espèce chaud-lapin. Il aimait bien "faire ça", il aimait raisonnablement Line, mais ce n'était pas un besoin impérieux et sa fidélité ne représentait pas une épreuve insurmontable.
Pourtant il était assez joli garçon, avec sa petite moustache qui se voulait virile. Il n'était pas insensible aux approches plus ou moins déguisées des minettes ou des femmes-femmes qui croisaient son chemin. Il faisait semblant de ne pas s'en apercevoir et en fin de compte, il n'avait jamais succombé.
Et puis, il n'aimait pas les complications...
Line, qui voulait jouer les affranchies et les femmes "libérées" auprès de ses copines de Fac, avaient eu quelques aventures essentiellement physiques, mais sans plaisir excessif.
Le vrai plaisir, elle l'avait rencontré dans les bras de Paul. Plaisir renforcé par les sentiments tendres et sincères qu'elle éprouvait pour celui qu'elle avait finalement épousé.
Mais, comme elle était assez pudique, plutôt passive et sans curiosité, elle rejetait toute fantaisie et toute découverte dans ce domaine.
Ainsi, leur "grand amour" s'était peu à peu transformé en une grisaille routinière : une série de gestes convenus, dans une demi obscurité, une fois par semaine - ou deux quand ils revenaient du cinoche du quartier. La vue des beaux Rambos virils et des belles platinées donnant un petit coup de fouet à leurs ardeurs étriquées.

Paul, consciencieux dans son travail, était monté en grade.
Oh ! Ce n'était pas une promotion mirobolante, mais cela avait quand même amélioré leur situation et, naturellement, ils s'étaient empressés d'acheter une belle petite
5 CV framboise, avec un crédit de vingt-quatre mois. Paul aurait bien voulu une GTI, pour épater les copains, mais ce n’était pas raisonnable !.
Elle était si jolie avec tous ses gadgets “optionnels”.
Cette petite auto adulée leur permettait d'occuper sainement une partie de leurs week-ends.
D'abord parce qu'il fallait bien la promener. Alors on roulait à travers les bois de la région parisienne, comme des milliers d'autres couples dans leur genre, sans but, ni destination précise. On roulait...
Et puis, parce qu'il fallait aussi la bichonner, la laver, la dépoussiérer, l'admirer et cela remplissait convenablement leur samedi matin. Paul lavait l'extérieur et Line prenait en charge le dépoussiérage intérieur. Il y avait là une sorte de rite traditionnel, un peu comme la grand'messe du dimanche, pour d'autres...

A ce moment de leur existence - Jean-Jérôme venait d'avoir dix-neuf ans - il se produisit un événement curieux.
Pendant leurs vacances au village du Club, ils laissaient Archibald-le-chat à la garde de la gamine. Cela ne posait pas de problème, Jéjé et sa gamine vivant en parfaite co-ju et la gamine adorait les chats !
De retour, bien bronzés, bien reposés, dans cette euphorie particulière et cette impression d'attaquer une vie neuve, propres aux vacances réussies, Paul et Line récupérèrent le matou chéri.
C'était bien le même matou anthracite et trop gras, mais ils ne le reconnurent pas ! son regard, son expression avaient changés. Il ne quittait pas Paul du regard.
- C'est drôle, dit Paul, il ressemble à la gamine maintenant! Regarde ses yeux... son regard... je croirais la voir, la gamine !
- Il est bizarre... il n'est plus le même... il vous regarde comme une personne... Archie ! Archie !
Mais le matou, qui en avait sans doute assez d'être observé sous le nez avec cette insistance déplacée, se réfugia sous la commode.
Paul et Line restèrent songeur. Ils s'installèrent dans leur routine, vidèrent leurs valises, rangèrent leurs affaires, se préparèrent une petite bouffe rapide et se couchèrent, moroses et silencieux.

Le lendemain, trop occupés par la reprise des affaires courantes, les nouvelles du bureau, avec les inévitables pépins, qui semblent toujours attendre qu'on soit parti pour surgir... le courrier en retard, les factures à payer, les amis au téléphone: Alors... comment ça s'est passé ? Formidable... et vous ?... et patati et patata..., ils n'avaient prêté aucune attention au chat.
Archie était resté planqué sous les meubles.

Dans les jours qui suivirent, Paul restait préoccupé. Cette étrange ressemblance avec la gamine l'obsédait. Et ce regard, toujours fixé sur lui, et aussi ce malaise qui le saisissait quand il rencontrait le regard gris-vert du chat.

Imperceptiblement, Paul changeait. Lui, qui était généralement d'humeur constante, c'est-à-dire de bonne humeur, devenait agressif, irritable. Il réagissait avec impatience à la moindre petite contrariété. Il était sans cesse agacé, surtout par Line. Il supportait difficilement ses gestes, ses paroles. Il en voulait à Line. De quoi ? Il n'en savait rien lui-même ! Peut-être parce que, maintenant, il la trouvait ennuyeuse, insignifiante, terne. Peut-être aurait-il souhaité une autre vie, avec une autre femme...
Il en était arrivé à ce stade de la désunion du couple où toutes les petites manies, les expressions usuelles, les petits travers, qui expriment la personnalité d'un être, et qui sont prévisibles pour “l'autre" dans une sorte de complicité charmante, lui deviennent proprement insupportables.
Et cet immonde chat ! toujours perché sur le coin de la commode, ou ailleurs, pour l'observer, lui, Paul, avec ce regard gris-vert de la gamine ! Pourquoi le regardait-il ainsi, sans cesse ? Pourquoi avait-il cette expression rigolarde et insolente ? Pourquoi se sauvait-il sous un meuble quand Paul voulait le caresser ? En fait, il avait plutôt envie de le gifler, ce chat !

C'était troublant . Archie mettait littéralement Paul "sur les nerfs", mais ses nerfs, il les passait sur cette pauvre Line, abasourdie, sans réaction, qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait!
Relativement peu bavarde, Line en arriva à ne plus dire un mot.
Leurs dîners, en tête-à-tête, étaient devenus sinistres et Line qui aimait bien de temps à autre mijoter des bons petits plats pour son homme, ne faisait plus qu'une tambouille utilitaire et micro-ondée, qu'ils ingurgitaient vite fait, sous le regard goguenard d'Archibald, le cul sur le coin de la commode.
Après le dîner, Paul allumait d'office la télé, choisissait son programme et s'affalait dans son fauteuil. Ils avaient l'habitude de discuter du programme et quand ils étaient en désaccord, ce qui était assez rare, l'un des deux faisait un baroud d'honneur et cédait avec des mines contrites. C'était un code subtil. Il fallait détecter lequel était le plus attaché à son choix !
Il n'y avait plus de code. Plus de subtilité.
Paul décidait et Line s'installait, ou allait se coucher...

Au lit, ils s'ignoraient. De temps à autre, Paul prenait Line, avec brusquerie.
Une hygiène animale.
Aussi peu satisfaisantes que soient devenues leurs étreintes, elles redonnaient quelque espoir à Line, qui se donnait avec application.
Elle en aurait probablement retiré un certain plaisir, n'était le regard phosphorescent du chat qui luisait dans la pénombre.

Un soir, la scène éclata, violente.
Le prétexte à peu près inexistant. Un détail futile. Une histoire de chaussette qu'il ne retrouvait pas. Peu importe. Il la voulait cette scène. Il fut brutal, méchant. Il appuya sur toutes les cordes sensibles qui pouvaient faire mal, qui pouvaient vexer et quand on a vécu des années ensemble, c'est trop facile.
Line reçut le choc. Eberluée. Puis, elle réagit. Doucement d'abord, puis plus violemment. Elle cria. Elle hurla. Enfin, elle pleura longuement, silencieusement, effondrée dans un coin de la pièce, pitoyable, brisée.
On n'entendait plus que leur souffle haletant.
Et ce fut le silence. La rancoeur. La hargne ravalée.
Line se réfugia dans son lit, éteignit et fit semblant de dormir. Paul resta là. Seul. Et il vit le chat.

Archie était assis sur l'angle de la commode, hiératique, le poil luisant sous la lampe, bien calé sur son large postérieur, le bide étalé entre ses jambes. Il observait Paul. Et Paul ne voyait que le regard de la gamine. Et ce regard était joyeux... Une joie sauvage... Il aurait juré que le Chat-gamine rigolait vraiment.
Furieux, Paul se jeta sur l'animal et lui décocha une baffe magistrale qui l'envoya au sol. Mais Archie avait vu le coup arriver et il eut le temps de lui labourer le poignet de sa griffe acérée.

Il disparut pendant deux jours.
Deux jours qui furent calmes.
Le couple Paul-Line avait retrouvé un semblant d'équilibre.
Mais quelque chose était définitivement cassé.
Paul semblait constamment sur le qui-vive et Line se rendait enfin compte qu'il n'éprouvait plus aucun sentiment pour elle, sauf peut-être quelque chose comme de la haine. Ou bien avaient-ils divergé insensiblement, sans même s'en rendre compte, jusqu'à cet affrontement brutal, comme un volcan dont la pression monte et qui, soudain, explose ? Elle ne savait pas. Elle était malheureuse. Elle avait l'impression d'un grand vide. Elle se rappelait... ils étaient Pauline... maintenant il y avait Paul et Line et Line se sentait bien seule.

Il y eut d'autres scènes.
Moins violentes, peut-être, mais plus fréquentes, pour des riens.
Ils en étaient arrivé à se chercher, à se provoquer.
Chaque fois, Archie était là. Comme un arbitre !
En fait, il se campait à son poste d'observation avant que n'éclatent les affrontements des époux !
Et chaque fois, Paul rencontrait son regard, ce regard de "la gamine à Jéjé" !
Quel était le rôle de ce chat ? Spectateur ? Catalyseur? Acteur ? Peut-être même provocateur ? Paul se posait la question. Ce chat n'était pas là par hasard !

Les mois passèrent.
Les relations de Paul et de Line s'aggravèrent encore. Ils ne se parlaient que pour s'envoyer des vannes, des méchancetés gratuites.
Line, que rien ne retenait au foyer se mit à fréquenter assiduement ses amis, ses copains. Elle retrouva l'un de ses anciens amants, toujours célibataire, qu'elle revit avec beaucoup de plaisir. Celui-ci lui apporta la chaleur et le réconfort dont elle avait tellement besoin. Elle se confia. Ce qui devait arriver, arriva.
Un après-midi, elle se retrouva toute nue dans son lit et comme il avait mûri et acquis de l'expérience, il l'aima longuement avec infiniment de tact et de savoir-faire .
Bien évidemment, Line perdit le sens du temps et rentra à la maison plus tard qu'elle ne pouvait le justifier, empreinte d'une agitation fébrile, portant tous les stigmates d'un adultère échevelé et imparfaitement planifié...
Paul, nageant dans quelque surgelé qu'il s'était hâtivement préparé, l'invectiva, crachant des insultes.
Archie exultait... Mêlant ses miaulements aux cris des époux. Ce n'était même plus des miaulements , mais le chant de gloire du coq matinal !
Paul l'envoya au tapis, mais avant de disparaître, il se retourna, regarda Paul droit dans les yeux et partit d'un énorme éclat de rire !

Le lendemain, Paul, que cette nouvelle situation et sa continence de fait, avait déchaîné, alla éteindre ses ardeurs chez une demi-nympho, genre hôtesse de Foire-Expo, qui lui avait fait des avances non dissimulées, jusque dans son bureau.
Si les unions se "consomment", les ruptures également.
Et Line qui avait rajeunie de quelques années dans les bras ardents et tendres de son Charles-Hervé, demanda le divorce.
Elle l'obtint d'autant plus facilement qu'au cours d'une dernière querelle en forme d'apothéose, dans la confusion qui régnait, Archie bouscula l'escabeau branlant qu'elle avait escaladé pour décrocher une belle litho - un chat de Léonor Fini- qu'elle voulait emporter et la fit choir lourdement sur le sol.
Et cela eut lieu devant l'une de ses meilleurs amies qui jura qu'elle avait vu Paul pousser l'escabeau !
"Même Archibald aurait témoigné"... Mais celui-ci, craignant sans doute des représailles définitives, avait sauté par la fenêtre ouverte, grimpé sur l'arbre d'en face, afin de mieux jouir du spectacle et ne revint plus.
Du coup, Line se retrouva favorablement divorcée, pour le prix d'une jambe cassée.

Cela faisait des mois que Paul et Line n'avait revu "leurs enfants". Jéjé et sa gamine, qui savaient parfaitement ce qui se passait chez les parents, n'avaient aucune envie d'y être mêlés et leur indifférence naturelle leur enlevait toute mauvaise conscience à cet égard. Jéjé, lui, s'en fichait éperdument. La gamine avait une attitude plus ambigüe. En fait, elle paraissait au courant de tout, des moindres détails de leurs querelles.

D'ailleurs, Archie avait émigré chez le jeune couple et restait de longs moments, seul avec la gamine, ronronnant de bonheur quand elle lui grattait l’occiput.
Il était précisément dans cette situation, quand Paul fit tinter la sonnette et entra dans le petit logement.
Il s'approcha de la gamine qui avait reculé contre le mur, serrant Archibald dans ses bras.
- C'est toi, salope, c'est toi qui a tout fait...

La gamine ne répondit pas, le fixant de ses yeux gris-verts, avec cette même expression provocante et amusée qu'il avait tant de fois discernée sur le visage du chat.
- Mais parle...réponds... dis quelque chose...c'est toi, hein ? Toi! Mais avoue donc ! Je le sens...je le sais..T'es vraiment une ordure ...
Il s'approcha encore d'elle. Il écumait d'une rage froide. Il fallait qu'il l'étrangle.
La gamine dit simplement:- Fais gaffe ! Archie ne te laissera pas faire. Il te tuera.
Ce que vit Paul le terrifia suffisamment pour qu'il recule jusqu'à la porte.
La gamine ajouta :
- Que veux-tu, mon cher beau-papa, je m'ennuie avec ton imbécile de fils... alors, Archie et moi, on s'est un peu amusé...
... de toute façon, ton ménage... c'était pas la gloire !
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Tout cela, Paul l'avait-il imaginé ? rêvé ?
Ce pouvait-il que cet énorme matou, asexué, bonasse, trop gras, paresseux et de surcroit froussard ait put servir d'instrument à cette sorcière de gamine ?
Bien sûr qu'il avait imaginé cet invraisemblable scénario !
C'était devenu une sorte de jeu.
Il avait décidé que tout ces griefs, ces petites rancoeurs, ces agacements, qu'il accumulait jour après jour contre Line, devaient être l'oeuvre du chat, où plutôt de la gamine-à-Jéjé, dans une sorte de diabolique envoûtement, dont son ménage et lui-même seraient les victimes.
Un "jeu de rôles", qui atténuait ce qu'il pouvait avoir de mauvaise conscience dans son attitude envers sa femme.
Pourtant, la présence d'Archie sur son observatoire était bien réelle, ainsi que la fixité de son regard accroché au regard de Paul... surtout quand celui-ci se mettait à hurler sa colère sur cette pauvre Line !

Il n'y avait somme toute rien d'exceptionnel, ni de magique, dans la dégradation progressive du ménage Paul-Line. Rien que de très banal. Aussi banal que leur existence même. Aussi banal que ce qui dégrade et sépare des milliers d'autres couples...
Tout simplement parce que, à quelques années de distance - certains disent sept ans - chaque individu n'est plus tout à fait le même. Ses goûts changent. Son mode de raisonnement et ses priorités aussi. C'est toute sa personnalité qui évolue. Et si ces changements ne vont pas dans la même direction que son conjoint, on se retrouve un "beau" jour, toujours côte à côte, mais comme deux étrangers qui n'ont plus grand' chose à se dire, parce qu'ils parlent des langues différentes !

D'une part, il n'avait plus du tout envie de Line, alors qu'elle était restée presqu'aussi jolie que du temps de leurs amours estudiantines.
D'autre part - et c'est sans doute la clef du problème - il était complètement obsédé par la gamine !
De tiède lapin il était devenu bouillant lapin... et cette gamine-là, il fallait qu'il y goûte !

Il faut avouer qu'elle était plus qu'excitante, avec sa beauté du diable, ses longs cheveux nacrés tombant en nappe lisse, ses reins trop cambrés, son regard pervers et sa jeunesse brute de jeune pouliche lâchée dans la prairie...
Pour Paul, elle était le symbole de la volupté, de l'interdit.
Le fruit défendu.
- Elle est tellement "ordinaire"... disait Line , qui n'était pourtant pas elle-même d'une extrême distinction.
- Oui, répondait Paul, sans aucune conviction.
La jeune sauvageonne et la petite bourgeoise, ou bien : la minijupe et le tailleur-pastel, cela pouvait être le titre d'une fable !... ou d'une publicité !
Tous les prétextes étaient bons pour approcher la gamine.
Paul ne s'était jamais autant soucié du "jeune ménage", prodiguant mille petites attentions à la gamine, arrondissant quelques fins de mois difficiles, l'embrassant et la tripotant à toute occasion.
Il s'enhardissait. Imaginant des signes de réceptivité , il perdit toute prudence et toute patience.
Ce jour- là ils étaient seuls dans le petit logement. Paul venait d'offrir à la gamine un petit collier artisanal, très moderne, en fil inox avec une pierre dure de forme oblongue.
Elle était debout, dans la pénombre du soir, appuyée contre la table du living, examinant le collier qu'elle avait étalé. Paul s'approcha derrière elle, l'enlaça et l'embrassa goulument dans le cou.
Elle se laissa faire, un instant, juste le temps qu'il fallait pour que Paul puisse penser que "c'était gagné" et d'un détente de tout son corps nerveux, se dégagea.
Alors, elle fut prise d'un fou rire qui lui mit les larmes aux yeux.
Paul resta là, planté, tout bête, vexé, se rendant compte du ridicule absolu de la situation, frustré d'un plaisir qu'il imaginait depuis longtemps et que, maintenant, il savait définitivement impossible.
Line paya cet échec.
... Et ce fut la grande scène de la chaussette égarée.
Et ce fut le divorce.

Paul se sentit libre, débarrassé. Non sans une certaine nostalgie qui lui fit penser - avec sa mauvaise foi masculine- "Quel dommage que Line ait tellement changée. C'était quand même une chouette fille... autrefois !"
Il se dit aussi que tout n'était peut-être pas fini avec la gamine :
- Bon, d'accord ! j'ai opéré comme un con. Elle n'était pas encore mûre. Mais ça viendra. Elle en veut. Ça se sent. De la patience. Entre moi et ce gringalet médiocre de Jéjé, elle ne peut pas hésiter. Elle mérite mieux !
Paul s'autointoxiquait...
Il retourna la voir. Il était sûr que Jéjé n'était pas là. Il se sentait lucide, calme et en forme. D'ailleurs, ils s'étaient déjà revus depuis "l'incident" et il se savait pardonné, ce qui était encourageant.
Elle semblait avoir tout oublié .

La gamine ne répondit pas à son coup de sonnette. La porte n'était pas fermée. Paul entra. Doucement. La pièce était sombre et il semblait n'y avoir personne. Il referma la porte et se posta au milieu de la pièce.
Sur un angle de la table, il vit Archie.
Archibald, dans toute son opulence, avec son énorme postérieur, son corps en goutte d'huile graphitée, son bide obscène, son regard fixe, son sourire goguenard...
Là-bas, sur le lit, il y avait un autre chat...
Plus exactement, une petite chatte blanche au longs poils nacrés.
Allongée avec grâce sur la couette satinée, elle avait dressé la tête en voyant Paul, comme surprise dans un demi- sommeil.
Et Paul rencontra son regard gris-vert qui luisait dans l'ombre et entendit son rire qui lui perçait le crâne.
Et il savait que c'était la gamine qui se foutait de lui...


J'ai rédigé ce conte dans les années 80 et l'ai réécrit en janvier 2010