vendredi 21 mars 2014

Une journée particulière

Souvenir

Mars 1962
Je suis à St.Paul, petite ville provinciale du Minnesota.
Je suis en stage.
Là bas, c'est encore l'ère des pionniers.
Les conquérants de l'industrie.
Mon patron, vice-président, se plaît à raconter
sa traverséedu Canada, sa hache de bûcheron
sur le dos.
Il supervise les opérations internationales, toutes récentes.

C'est dimanche.
Un dimanche américain, sous un froid polaire.
Dehors, le blizzard, la neige qui cingle,
comme des aiguilles d'acier.
Il fait zéro moins quelques chiffres.
Ce jour-là, le stagiaire est oublié.

Les rues sont totalement désertes.
Des tuyaux-passerelles translucides,
relient aujourd'hui les blocs urbains.
Seul, le hurlement sinistre des ambulances,
des pompiers et de la police, signe la vie.
Son presque continu, qui se mélange à celui du vent.
Bonjour l'ambiance !

Je suis logé dans un petit hôtel modeste, sympa, propre.
à la décoration sobre et de bon goût.
Les chambres sont gaies,  les murs blancs
les textiles orange vif et beaucoup de ces
merveilleux noyers massifs, dont les veines mordorées
ajoutent  au confort visuel.
Mais c'est dimanche !… Que faire?

Lire, bien sûr… Un certain temps.
La television ? C'est la catastrophe…
Prêche, prêche, prêche…Dieu pour tous !
Et l'Enfer pour les autres...
Politique locale, c'est pire ! Du clochermerle yankee !
La vertu dégouline sur toutes les chaînes
et cette logorrhée américaine, à l'accent vulgaire
est inaudible…

Alors, le bar.
Bon. J'y descend.
Ambiance classique, feutrée, lumière basse.
moquette épaisse, marron.
Délicieuse odeur de tabac blond.
et… l'inévitable piano-bar.
C'est probablement le seul à bosser au chaud.
Il débite son disque mémoire, mais il joue bien.
Il a sans doute repéré que j'étais  Frenchie,
alors j' ai droit à un "Lily Marlène" de circonstance,
ignorant sans doute que les Allemands  avaient quitté Paris.

Pas d'alcool… évidemment !
Le public ?  Où ça ?
Là-bas, dans un coin, un "cadre dynamique"
met bon ordre dans ses "charts" pour sa conférence
du lendemain. Il ne faut surtout pas le déranger.
Mais lui au moins, il a son flasque de bourbon.

Devant une table basse ronde, une fille tassée
dans son fauteuil.
Grande américaine normalisée, plutôt jolie.
Elle pleure, cache sa tête dans ses mains,
mais ne peut cacher sa tristesse, ses larmes.
et ses gros sanglots.
Par moment, une sorte d'onde parcourt son corps.
Son profond désarroi fait vraiment pitié;
On a envie de la consoler, de lui dire des choses gentilles
et apaisantes.
Abandon ? Rupture ? Fin d'un grand amour romantique ?
Ou bien deuil, perte d'un être cher ?

Ça dure longtemps.
Je rêvasse, je cogite en écoutant le pianiste,
dont la batterie semble inépuisable.
Je réalise vaguement que la fille est sortie,
raide comme un androïde.

Soudain, un bruit terrifiant, répétitif, de tôle broyées.
On se précipite dehors, dans le parking.
Une grosse américaine chromée se livre à un étrange ballet ;
Glissant sur la neige, elle vise et défonce toutes les voitures à sa portée.
Un massacre !

En quelques minutes, comme dans les films héroïques,
toute la cavalerie débarque, sirènes hurlantes
et gyrophares illuminant la scène.
On embarque la fille.

Ce dimanche-là,
il s'est quand même passé quelque chose...